domingo, 15 de julho de 2012

ALBERT CAMUS l'art et la révolte ne mourront qu'avec le dernier homme






« L'homme refuse le monde tel qu'il est, et pourtant, il n'accepte pas de lui échapper. En fait les hommes tiennent au monde, et dans leur immense majorité, ils ne désirent pas le quitter. Loin de vouloir le quitter, ils souffrent au contraire de ne pas le posséder assez, étranges citoyens du monde, exilés dans leur propre patrie.
Sauf aux instants fulgurants de la plénitude, toute réalité est pour eux inachevée. Leurs actes leur échappent dans d'autres actes, reviennent les juger sous des visages inattendus, fuient comme l'eau de Tantale vers une embouchure encore ignorée.
Connaître l'embouchure, dominer le cours du fleuve, saisir enfin la vie comme destin, voilà leur vraie nostalgie, au plus épais de leur patrie.
Mais cette vision, qui dans la connaissance au moins les réconcilierait avec eux-mêmes, ne peut apparaître, si elle apparaît, qu'à ce moment fugitif qu'est la mort, tout s'y achève.
Pour être une fois au monde, il faut à jamais ne plus être.
Ici naît cette malheureuse envie que tant d'hommes portent à la vie des autres. Apercevant ces existences du dehors, on leur prête une cohérence et une unité qu'elles ne peuvent avoir en vérité, mais qui paraissent évidentes à l'observateur.
Il ne voit que la ligne de faîte de ces vies sans prendre conscience du détail qui les ronge.
Nous faisons alors de l'art sur ces existences. De façon élémentaire, nous les romançons.
Chacun, dans ce sens, cherche à faire de sa vie une oeuvre d'art.
Nous désirons que l'amour dure, et nous savons qu'il ne dure pas. Si même, par miracle, il devait durer toute une vie, il serait encore inachevé. Peut-être, dans cet insatiable besoin de durer, comprendrions-nous mieux la souffrance terrestre, si nous la savions éternelle.
Il semble que les grandes âmes, parfois, soient moins épouvantées par la douleur, que par le fait qu'elle ne dure pas. A défaut d'un bonheur inlassable, une longue souffrance ferait au moins un destin ; mais non, et nos pires tortures cesseront un jour. Un matin, après tant de désespoirs, une irrépressible envie de vivre nous annoncera que tout est fini, et que la souffrance n'a pas plus de sens que le bonheur.
Le goût de la possession n'est qu'une autre forme du désir de durer, c'est lui qui fait le délire impuissant de l'amour.
Aucun être, même le plus aimé, et qui nous le rende le mieux, n'est jamais en notre possession. Sur la terre cruelle où les amants meurent parfois séparés, naissent toujours divisés, la possession totale d'un être, la communion absolue dans le temps entier de la vie est une impossible exigence.
Le goût de la possession est à ce point insatiable qu'il peut survivre à l'amour même. Aimer alors, c'est stériliser l'aimé. La honteuse souffrance de l'amant, désormais solitaire, n'est point tant de ne plus être aimé, que de savoir que l'autre peut et doit aimer encore. A la limite, tout homme dévoré par le désir éperdu de durer et de posséder souhaite aux êtres qu'il a aimés la stérilité ou la mort. Ceci est la vraie révolte. (...)
Mais les êtres s'échappent toujours, et nous leur échappons aussi, ils sont sans contours fermes. La vie, de ce point de vue, est sans style. Elle n'est qu'un mouvement, qui court après sa forme, sans la trouver jamais. L'homme, ainsi déchiré, cherche en vain cette forme qui lui donnerait les limites entre lesquelles il serait roi. Qu'une seule chose vivante ait sa forme en ce monde, et il sera réconcilié.
(...)
« L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc. »
Si le temps de l’histoire en-effet n’est pas fait du temps de la moisson, l’histoire n’est qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme n’a plus sa part.
Qui se donne à cette histoire ne se donne à rien et à son tour n’est rien. Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau.
Pour finir, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi.
Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le poète. Mais la vraie vie est présente au coeur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure.
Ce qui retentit pour nous aux confins de cette longue aventure révoltée, ce ne sont pas des formules d’optimisme, dont nous n’avons que faire dans l’extrémité de notre malheur, mais des paroles de courage et d’intelligence qui, près de la mer, sont même vertu.
Aucune sagesse aujourd’hui ne peut prétendre à donner plus.
La révolte bute inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu’à prendre un nouvel élan.
L’homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l’être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l’être.
Après quoi, les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite.
Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale.
Le « pourquoi ? » de Dimitri Karamazov continuera de retentir; l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme.»
Albert Camus, lectures (L'Homme révolté).

Sem comentários:

Enviar um comentário