Or, un
vendredi matin, ce fut enfin mon tour
On était en
décembre
Et je
partis moi aussi pour accompagner le voyageur en bijouterie qui se rendait à
Kharbine
Nous avions
deux coupés dans l'express et 34 coffres de joailleries de Pforzheim
De la
camelote allemande "Made in Germany"
Il m'avait
habillé de neuf et en montant dans le train j'avais perdu un bouton
- Je m'en souviens, je m'en souviens, j'y ai souvent pensé
depuis -
Je couchais sur les coffres et j'étais tout heureux de
pouvoir jouer avec le browning nickelé qu'il m'avait aussi donné
J'étais très heureux, insouciant
Je croyais jouer au brigand
Nous avions volé le trésor de Golconde
Et nous allions, grâce au Transsibérien, le cacher de
l'autre côté du monde
Je devais le défendre contre les voleurs de l'Oural qui
avaient attaqué les saltimbanques de Jules Verne
Contre les khoungouzes, les boxers de la Chine
Et les
enragés petits mongols du Grand-Lama
Alibaba et les quarante voleurs
Et les fidèles du terrible Vieux de la montagne
Et surtout
contre les plus modernes
Les rats
d'hôtels
Et les
spécialistes des express internationaux.
Et
pourtant, et pourtant
J'étais
triste comme un enfant
Les rythmes
du train
La
"moëlle chemin-de-fer" des psychiatres américains
Le bruit
des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés
Le ferlin
d'or de mon avenir
Mon
browning le piano et les jurons des joueurs de cartes dans le compartiment d'à
côté
L'épatante
présence de Jeanne
L'homme aux
lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et me regardait
en passant
Froissis de
femmes
Et le
sifflement de la vapeur
Et le bruit
éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
Les vitres
sont givrées
Pas de nature!
Et derrière, les plaines sibériennes le ciel bas et les
grands ombres des taciturnes qui montent et qui descendent
Je suis
couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma
vie
Et ma vie
ne me tient pas plus chaud que ce châle écossais
Et l'europe
toute entière aperçue au coupe-vent d'un express à toute vapeur
N'est pas plus riche que ma vie
Ma pauvre vie
Ce châle
Effiloché sur des coffres remplis d'or
Avec lesquels je roule
Que je rêve
Que je fume
Et la seule flamme de l'univers
Est une pauvre pensée...
Du fond de mon coeur des larmes me viennent
Si je pense, Amour, à ma maîtresse;
Elle n'est qu'une enfant que je trouvai ainsi
Pâle,
immaculée au fond d'un bordel.
Ce n'est
qu'une enfant, blonde rieuse et triste.
Elle ne
sourit pas et ne pleure jamais;
Mais au
fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire
Tremble un
doux Lys d'argent, la fleur du poète.
Elle est
douce et muette, sans aucun reproche,
avec un
long tressaillement à votre approche;
Mais quand moi je lui viens, de ci, de là, de fête,
Elle fait
un pas, puis ferme les yeux- et fait un pas.
Car elle
est mon amour et les autres femmes
N'ont que des robes d'or sur de grands corps de flammes,
Ma pauvre amie est si esseulée,
Elle est
toute nue, n'a pas de corps -elle est trop pauvre.
Elle n'est
qu'une fleur candide, fluette,
La fleur du
poète, un pauvre lys d'argent,
Tout froid,
tout seul, et déjà si fâné‚
Que les larmes me viennent si je pense à son coeur.
Blaise Cendras (1887-1961)